(*) Initialement sorti sur PC et Xbox One, la version Nintendo Switch est sortie en 2019, et la version PlayStation 4, en 2020.
J’ai critiqué des tombereaux de jeux médiocres, dernièrement, et me rends compte avec appréhension qu’une ribambelle se trouve encore dans la file d’attente. J’avais besoin d’une pause. J’avais besoin de savoir si je me transformais en papy grincheux, ou si j’étais toujours capable de me sentir enthousiasmé…
On se souvient tous de notre première interprétation du « loup de Tex Avery » en présence d’un titre éblouissant, par sa direction artistique ou sa technique hors du commun. La majorité des anciens possesseurs d’Amiga évoqueront Shadow of the Beast (1989). Moi, j’étais trop jeune et manquais de points de comparaison. Mais des années après, j’ai laissé choir ma mâchoire inférieure par terre lorsqu’un camarade de classe m’a présenté ça (12:30, accrochez-vous à votre chaise !).
Et puisque je vous parle de Tex Avery, la réminiscence de souvenirs d’enfance ne serait pas complète sans mentionner les après-midis assis devant un magnétoscope, à visionner pour la centième fois Les voyages de Gulliver de Dave Fleischer (1939), A Corny Concerto de la Warner Bros. (Looney Tunes, 1943) ou Symphony Hour de Walt Disney (1942, lien direct). Remarquez la place prééminente de la musique.
Les deux auteurs principaux de Cuphead, deux frères autodidactes, appartiennent à peu près à la même génération que moi (j’ai longuement cherché leur âge, sans succès). Ils ont grandi au Canada, entre un magnétoscope et une console Sega Master System. Leurs références vidéoludiques s’appellent Contra (arcade, 1987) (et ses suites), Gunstar Heroes (Mega Drive, 1993) et Alien Soldier (Mega Drive, 1995) ; des run and gun rapides et techniques, jouables à deux simultanément, proposant une sélection d’armes interchangeables, et surtout, nombre de boss aux formes et aux comportements sophistiqués.
Plus incongrue, cette fascination personnelle pour les dessins animés des années 30, qu’ils ont souhaité incorporer dans leur jeu. Les connaisseurs reconnaitront sans peine les influences des frères Fleischer (les animateurs de Popeye et Betty Boop) ainsi que des cartoons d’Ub Iwerks et Walt Disney (Oswald le lapin chanceux, Julius le chat, Flip la grenouille et une petite souris dont le nom me reviendra). Nul doute qu’ils ont glissé quelques hommages à des séries moins anciennes, comme Woody Woodpecker ou Tom et Jerry. Cela nous change des imitations de mangas japonais qu’on voit désormais partout, n’est-ce pas ?
La présentation entre peu en ligne de compte dans mon appréciation d’un jeu, d’habitude. Toute règle a ses exceptions. Cuphead se définit essentiellement par son style visuel unique, qui aura nécessité la plus grande partie des sept années de développement. Les créateurs, qui n’avaient aucune expérience préalable en programmation ou en animation, ont choisi d’adopter le style des vieux cartoons qu’ils aimaient, en employant les mêmes techniques d’animation : dessiner et encrer à la main, tous les personnages, image par image, de manière à conserver les imperfections, avant de les animer en 24 images par secondes, ce qui demandait un travail considérable pour une équipe réduite. Et pour couronner cette recherche d’authenticité, la musique jazzy, typique des cartoons de cette époque, est jouée par un véritable orchestre. Le résultat est absolument somptueux. Rien de moins que la deuxième claque vidéoludique de ma vie.
Du reste, la substance du jeu s’avère parfaitement maîtrisée. La synthèse des titres cités plus haut, avec une particularité : le qualificatif de Boss Rush, un enchaînement de combats face à des gardiens de niveaux, mais sans les niveaux (ou réduits à de rares intermèdes). Ce choix s’est imposé en raison de ressources limitées, qu’ils ont voulu concentrer sur ce qui compte à leurs yeux : la chorégraphie élaborée des boss. Leur ambition était de rendre chacun d’eux aussi spectaculaire et marquant qu’un boss final (taille monumentale, phases multiples, des attaques couvrant tout l’écran et qui paraissent insurmontables la première fois…). Si ce dédain pour les séquences « à plates-formes » traditionnelles ravissait les initiés, il privait les autres de moments de respiration précieux, rendant le jeu particulièrement intense, pour ne pas dire oppressant, voire indigeste. Comme dîner dans un restaurant qui ne servirait que des desserts. Il y a une clientèle pour cela, mais mieux vaut être averti.
Cuphead est réputé difficile, pour notre époque… Les niveaux sont très courts, le joueur a droit à un nombre illimité de tentatives et le jeu sauvegarde sa progression après chaque victoire (à l’exception de la toute fin). Évidemment, il faut accepter de mourir et de recommencer pour progresser, ce qui n’est plus une barrière pour moi, depuis que j’ai triomphé du premier tableau d’Eat Mine à ma 102e tentative. J’atteste donc que terminer ce jeu est réalisable, armé d’un minimum de persévérance (à la différence de Contra, par exemple, qui nous imposait de recommencer du début après épuisement des « continues »). Mais je ne vous dis pas dans quel état sont mes pouces…
Que les masochistes se rassurent, cependant ; Cuphead prévoit un système de notation (non astreignant), qui n’est pas ma tasse de thé d’habitude (oh oh oh !), mais qui se marie bien avec la poursuite de surpassement attachée au genre (mourir le plus tard possible, puis vaincre en essuyant moins de dégâts, puis accomplir la course parfaite dans un temps record…). Il réserve ainsi un challenge supplémentaire à qui voudrait prouver sa maîtrise, en décrochant un « S » à l’issue de chaque niveau. Je reparlerai de cette fonctionnalité en des termes moins élogieux lorsque j’aborderai la série Ace Combat…
Il y a un débat récurrent sur la nécessité d’implémenter différents niveaux de difficulté dans les jeux (en particulier dans les Eat-Man-likes). Je pense que si le joueur a parfaitement le droit de se plaindre, ce n’est pas à lui d’en décider, mais aux créateurs ; la difficulté faisant partie intégrante du message qu’ils cherchent à communiquer (s’il y en a encore qui doutent de la dimension artistique du média). Et puis, quand vous passez des semaines à dessiner, animer, puis équilibrer la chorégraphie d’un boss, vous n’avez pas envie que le premier bridoux le sèche en cinq minutes.
Ma seule critique, j’aurais voulu que la musique s’arrête lorsqu’on met le jeu en pause ou qu’on réduit la fenêtre. S’agissant d’un titre éprouvant, j’avais besoin de me ranimer, entre deux boss, en me livrant à d’autres activités. En outre, il semblerait que certains daltoniens endurent des difficultés supplémentaires, parce que les projectiles « parables », d’une importance critique pour augmenter la jauge de « super pouvoir », sont identifiés par une coloration rose, pas toujours discernable.
En conclusion, Cuphead essaie avec audace de réunir les amateurs de jeux « rétro-élitistes » tels que Contra, et les vieux schnocks biberonnés aux cartoons. Deux ensembles modérément superposables. Je me range sans hésiter dans le deuxième groupe, et reconnais que s’ils avaient opté pour un quelconque autre genre, j’aurais probablement suivi sans poser de questions.
L’extension The Delicious Last Course est sortie en 2022, la même année qu’un dessin animé pour Netflix.
Fichtre ! J’ai loupé une occasion de placer « pacte faustien ».